“Ravage”, de René Barjavel… ou l’effondrement de la société

Dans la famille des  incontournables, je demande un auteur français précurseur du genre utopie sombre dans l’Hexagone…. ⤵

BARJAVEL, René. Ravage. Paris : Gallimard, 1972, 320 p. (collection Folio)

 


👉 Ravage 👈

 

Le résumé : ce roman a été écrit et publié sous l’occupation. Nous sommes dans un univers futuriste hypersophistiqué et robotisé, en 2052. L’homme est devenu dépendant de la technologie : chaque individu est assisté par une machine qui répond à ses besoin et le soulage de tout effort physique. Tout est à portée de main.

François Deschamps, jeune étudiant brillant, quitte Marseille pour retrouver Paris où vit son amie d’enfance, Blanche, dont il est amoureux depuis longtemps. Grâce aux moyens de transports modernes, il fait le voyage en une vingtaine de minutes. Mais à son arrivée, c’est la désillusion. François apprend que Blanche est en passe d’épouser un riche directeur de radio, Jérôme Seita. Et comme si ça ne suffisait pas, ce dernier se débrouille pour que François ne soit pas reçu à ses examens, alors même que tout était réuni pour qu’il finisse major de sa promotion. C’est alors qu’une panne d’électricité géante bouleverse le destin de François et des autres.

Sans énergie électrique, ce monde n’existe plus. La Provence devient alors une terre promise pour les exilés qui fuient un Paris dévasté par le feu. Leader d’un petit groupe, François revient à la terre de ses racines, où il deviendra un nouveau phare pour le monde, dans une société fondée sur de toutes nouvelles bases.

Le patriarche bâtit dans son village natal, une petite communauté qui devient très vite autocratique…

 

 

Mon avis : c’est l’histoire d’un monde moderne qui bascule et retourne vers la barbarie. Ce pourrait être en quelques mots l’idée du récit de Barjavel ! (ne vous inquiétez pas, je vais quand même développer… 😛).

La première fois que j’ai lu Ravage, j’étais au collège, en 5ème. C’était un livre imposé en début d’année par ma prof de français, une femme absolument géniale bien qu’assez désabusée, mais qui aimait profondément la littérature. J’étais fan de science fiction pure, avec Isaac Asimov comme dieu, et elle m’a fait découvrir des sphères qui m’étaient alors totalement inconnues.

« Les hommes ont libéré les forces terribles que la nature tenait enfermées avec précaution. Ils ont cru s’en rendre maîtres. Ils ont nommé cela le Progrès. »

 

On a donc un blackout total qui touche Paris, et qui permet à Blanche et François de fuir la capitale, avec quelques autres. On ne peut s’empêcher de voir une étrange prémonition lorsque Barjavel décrit Notre Dame de Paris en feu, avec la flèche de la cathédrale qui est la première à s’effondrer. Les images diffusées en direct sur nos écrans des flammes qui léchaient Notre Dame le 15 avril 2019, jusqu’à faire tomber la fameuse flèche, prennent aujourd’hui un goût particulier lorsqu’on (re)lit ce roman dystopique.

L’auteur apparaît plus que jamais comme un visionnaire. Dans la même veine, il imagine dans Ravage la Tour Montparnasse… qui ne sera construite que trente ans plus tard.

Cette parenthèse refermée, revenons au livre qui nous intéresse. Le petit groupe qui accompagne Blanche et François va ainsi s’efforcer d’oublier les portables à réalité augmentée (oui oui, vous avez bien lu : à cette époque Barjavel imaginait déjà le téléphone portable 😍), les voitures, les cultures hydroponiques, l’Art à la portée de chacun, la biotechnologie. En clair, le Progrès. De cette panne énergétique brutale dont le lecteur découvre lui-même la causalité résulte l’effondrement radical de la civilisation.

Souvent les romans dystopiques trouvent leur action dans un décor post-apocalyptique déjà planté. La catastrophe a eu lieu en amont et le monde qui en a découlé est bien installé. Ravage, lui, nous montre le monde d’avant, ainsi que ce qui provoque sa chute, puis la définition et la construction du monde d’après. Ici le blackout est synonyme de redistribution des forces.

« Bourgeois, ouvriers, fonctionnaires, commerçants se trouvaient solidaires devant le malheur. Ils se sentaient dépouillés de leurs différences sociales. »

 

À l’intelligence et l’appareillage technologique viennent de nouveau se substituer la force et la ruse, l’instinct et l’acuité des sens. Le corps de l’homme reparaît subitement, pourtant gommé et poli par la société moderne et futuriste du départ de cette fiction. Ce corps est alors frappé d’une grande malédiction : créé par la nature pour se mouvoir, courir, se tendre, il a été amolli et affaibli par la civilisation électrique ; dès lors, il devient un poids terrible pour les citadins en fuite.

De même, la société sécurisée faite de caméras de surveillance, de téléphones ultra-rapides, de boutons d’alarmes laisse des traces : le courage, la témérité, la maîtrise de sa propre peur deviennent des défis gigantesques pour certains personnages.

« De son corps qu’il n’avait jamais senti si présent, il éprouvait maintenant le poids de chair et de sang. A chaque choc du talon sur les marches, ses muscles semblaient vouloir s’arracher de ses os, ses viscères donnaient des coups de bélier contre ses côtes et contre la peau de son ventre, ses genoux cherchaient à plier, à céder sous ce poids qui les écrasait, toute sa chair demandait à échapper au contrôle de son esprit, pour obéir enfin, librement, à la force qui la sollicitait. »

Mais, il y a aussi dans ce roman contre-utopique en quatre parties une satire évidente des gouvernants. Le Conseil des ministres par exemple est dépassé par la panne électrique, et le ministre de la jeunesse et des sports ne peut venir à vélo à Matignon.

Ne perdons pas de vue que le livre a été écrit en 1942 et publié en 1943, sous le régime de Vichy. Plusieurs allusions sont faites au maréchal Pétain, tel que le retour à la terre, en résonnance avec son slogan « Travail, famille, patrie« . Toujours dans cette critique pétainiste, dans Ravage les femmes sont cantonnées aux rôles subalternes de reproductrices et de pondeuses. La polygamie règne, car elles sont plus nombreuses que les hommes…

« Il ordonna à tous les hommes, veufs ou célibataires, de choisir une femme et leur conseilla de faire rapidement des enfants. Il fallait des bras pour remuer toute la terre abandonnée. »

 

Dès la première lecture, j’ai été éblouie par l’angle extrêmement moderne de cette dystopie, l’une des premières françaises, faut-il le rappeler 🙂
Elle met en scène avec brio la façon dont une société peut basculer du jour au lendemain dans le chaos. Une analyse froide et dépourvue d’espoir de la nature humaine, de notre façon de vivre (de plus en plus soumise à la technologie, déjà à l’époque…), de notre avenir (car le monde retombe dans des travers dictatoriaux). Mais un sacré livre à découvrir, si vous ne l’avez jamais lu.

 

🏷️ L’œuvre en 5 mots-clés : Ravage, Barjavel, blackout, François Deschamps, chaos

 

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